Le lien

Les liens qui vous révèlent (Clémentine Légo / Leduc Editions)

" Pour moi, le mot « lien » évoque une rupture familiale qui m’a profondément marqué. Un soir de Noël, il y a dix-huit ans, j’ai conseillé à mon père de se séparer de ma mère, parce que j’en avais assez de son alcoolisme que nous subissions, mon frère jumeau, ma sœur, ma mère et moi, assorti d’un « chantage au suicide » récurrent. Je n’oublierai jamais la réponse de mon père : « Si vous voulez la séparation, les enfants, c’est parce vous voulez l’héritage ! » J’ai alors réagi très violemment, et si Pierre, mon frère jumeau, n’était pas immédiatement intervenu, sans doute aurais-je vraiment tué celui que j’étais en train d’étrangler… Suite à cette altercation, j’ai commencé un travail psychanalytique qui m’a aidé à comprendre pourquoi j’avais réagi ainsi. En réalité, c’est le mot « héritage » qui avait tout déclenché. Non pas parce qu’il évoquait en moi l’héritage au sens « matériel » mais l’héritage d’un point de vue « génétique ». Etant alors en plein conflit avec mon père, celui-ci m’imposait une évidence : j’aurais beau faire tout ce que je voulais, je lui ressemblerais ! Alors, avec 50 % du patrimoine génétique de mon père et mon refus d’accepter de ressembler à ce que j’estimais à l’époque être un monstre, j’ai dérapé ! J’ai voulu séparer mon père et ma mère sans réaliser à l’époque qu’il y avait des manières plus constructives de « tuer son père ». Vous avez dit Œdipe ?

De tous mes voyages, celui que j’ai partagé avec un psy a sans doute été le plus beau. Grâce à ce travail, un an et demi après cette étrange soirée de Noël, j’ai pu revoir mon père et ma mère, séparément. Ma mère avait pris le parti de l’homme qu’elle avait épousé sans faire la part des choses, tandis que mon frère et moi avions coupé tous les ponts avec nos parents. Je me souviens de ce rendez-vous avec mon père devant la statue de L’homme qui marche, d’Alberto Giacometti, exposée au musée d’Art Moderne de Saint-Etienne, proche du domicile de mes parents. Mon frère, lui, n’a revu ma mère qu’après le décès de mon père, c’est-à-dire dix-huit ans après les faits. C’est très positif, car cela traduit une certaine idée de l’homme : cela prouve que l’on peut croire en l’individu à partir du moment où celui-ci a la volonté que certaines choses changent.

La confiance

Un jour, au lycée, un professeur de français m’a dit « Prenez la... Porte ! » Alors, pour plaisanter, je suis sorti de son cours avec la porte d’entrée... Cela m’a valu un aller-retour chez le proviseur qui, heureusement, avait un certain sens de l’humour. Sérieusement, je ne crois pas que mon nom de famille influe sur mes actes, à part peut-être celui d’avoir dégondé cette porte... En revanche, je ne crois pas trop au hasard. Nous « sommes » les personnes que nous avons rencontrées, les voyages que nous avons faits, les expériences que nous avons vécues, les livres dans lesquels nous nous sommes perdus, les films que nous avons vus... Nous « sommes » aussi les étiquettes que nous avons portées ou qu’on nous a mises sur le dos, en famille, à l’école, au boulot... Moi, je suis jumeau et comme mes parents voulaient nous différencier, mon frère et moi, ils nous ont attribué à chacun une couleur : la couleur bleue pour moi et pour mon frère, la rouge : voitures électriques rouges/voitures électriques bleues, vélo rouge/vélo bleu...
Pour revenir à ma vision du hasard ou plutôt de l’« absence de hasard », cela vient sans doute aussi du fait que le travail psychanalytique m’a permis de comprendre des choses sans forcément les accepter. Comme cette histoire qui nous est arrivée, à mon frère et moi, lorsque que nous avions 6 ans... Alors que mes parents nous avaient fait garder par une baby-sitter, mon frère Pierre est allé en cachette dans le bureau de notre père, médecin, et, dans un tiroir, a aperçu un pistolet à plomb. En réalité, mon père avait deux passions : la médecine et la chasse. II tuait le dimanche et soignait la semaine. Mon frère a alors appuyé sur la détente et brisé un verre qui se trouvait dans le tiroir. Prenant peur, il a (mal) refermé le tiroir. Ni la baby-sitter ni moi-même n’avons vu quoique ce soit. À son retour, mon père a constaté ce qui n’aurait dû rester qu’un fait divers. Il a alors demandé à mon frère s’il en était le responsable — une question de pure forme, dont il connaissait la réponse, car les bêtises, c’était plutôt moi qui les signais. L’enfant qui avait desserré le frein à main de la voiture de sa mère dans une descente, c’était moi. L’enfant qui passait à travers les vitres et qui était le roi des paris stupides, toujours moi ! Sauf que cette fois, ce n’était pas moi qui avait appuyé sur la détente du révolver à plombs. Alors, comme n’importe quel enfant intelligent qui n’a pas envie d’être puni, mon frère a répondu négativement à la question de mon père, lequel s’est alors tourné vers moi pour me donner une énorme gifle ! En dehors du rouge et du bleu, une chose bien plus essentielle nous différenciait aux yeux de notre père : la confiance qu’il nous accordait. Une confiance que mon frère allait perdre ce jour-là et ne plus jamais retrouver puisque mon père a évidemment culpabilisé en apprenant très vite la vérité. Nous avions six ans lorsque cet état de fait a été instauré. Une confiance, dont je n’ai cessé de m’apercevoir à quel point elle peut être fondamentale au départ de chaque chose, comme dans le simple geste de se dessiner...

Portraits/Autoportraits

Depuis que j’ai 25 ans, je travaille sur des films dans le monde entier. J’ai travaillé environ sur soixante-dix longs métrages, chacun représentant environ trois mois de travail. Alors que ma compagne était enceinte de ma fille, Syrine, j’ai tourné deux films, et je n’ai pu être présent lors de sa naissance que parce que la césarienne le nécessitait. Un an plus tard, quand Syrine apprenait à marcher, je tournais mon propre long métrage, six jours sur sept, dans le nord de la France et en Belgique. Miracle, lorsqu’elle est entrée à la maternelle, à trois ans, j’étais auprès d’elle. Cependant, un détail avait changé : sa mère et moi avions décidé de nous séparer.
À cette période, je voulais passer plus de temps avec ma fille. Quand dans le couloir de l’école, j’ai découvert les porte-manteaux des enfants, identifiés chacun par des bonhommes tous différents, ça a été une révélation. Le point de départ d’une démarche dont j’ignorais encore l’ampleur et à quel point elle allait changer le cours de ma vie. Dans ce projet, mené d’abord avec la classe, puis avec l’école de ma fille, l’enfant se dessinait librement et quand il terminait, je le prenais en photo et j’établissais un diptyque avec son autoportrait et le portrait que j’avais fait de lui... J’ai réitéré l’expérience durant trois années de suite dans la même école maternelle.
A l’origine, ce sont les mots de Picasso qui m’ont guidé. Picasso, qui n’a eu de cesse toute sa vie d’essayer de dessiner comme un enfant. Il aurait pu ajouter « comme un enfant de moins de six ans ». Un an, deux ans, trois ans après, combien se dessineront encore librement ?
Un enfant de trois ou quatre ans est un esprit libre, un être un peu vierge, où l’intellect n’a que très peu de place. Pourquoi lorsqu’un enfant de trois ans fait dix doigts sur une main, s’enthousiasme-t-on ? Alors que quand ce même enfant, à six ans, dessine sept doigts sur une seule main, la plupart des adultes pensent qu’il y a un problème ? Sans doute parce qu’un enfant de six ans doit savoir compter... Et pourquoi faut-il s’appeler Picasso, Miro ou Giacometti, pour s’octroyer, de nouveau, le droit de dessiner huit doigts sur une main ? Comme nous vivons dans un monde formaté, je souhaitais, non pas préserver les enfants de ce formatage, mais tout simplement garder des sortes d’empreintes avant qu’ils ne grandissent avec des règles différentes...

Paris et le monde

En 2005 (comme par hasard, l’année du César), j’ai eu l’idée de faire une exposition de ces photos, gratuite, dans le XVIIe arrondissement, en exposant des bâches sur les grilles de l’école.
La deuxième semaine, l’une des bâches a été volée. Je me suis alors rappelé le texte d’une chanson de Georges Brassens, dédiée à son cambrioleur : « (...) Autre signe indiquant tout absence de tare. Respectueux du brave travailleur tu n’as pas cru décent de me priver de ma guitare. Solidarité sainte de l’artisanat(...). » A l’instar du poète, j’ai écrit quelques mots à mon tour, que j’ai placé à l’emplacement de la bâche volée : « en remerciant celui ou celle qui m’a dérobé cette bâche de m’avoir laissé les 59 autres... » Quelques jours plus tard, la bâche était revenue ! Un homme l’avait volée parce qu’il s’agissait du portrait de son fils, dont il n’avait pas la garde...
Faire se dessiner plus de 4 000 enfants dans plus de 50 pays n’était pas prémédité du tout. C’est comme un flocon de neige qui descend la montagne et qui, sans se rendre compte, provoque une avalanche ! Bien sûr, je suis responsable de cette avalanche, mais à l’intérieur de celle-ci, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de me rendre compte que j’avais oublié de prendre avec moi une balise ARVA et j’ai failli y rester plusieurs fois, si tant est que j’en sois vraiment ressorti...
Quand Syrine avait 4 ans, je faisais un clip pour Grand Corps Malade, lequel est un jour venu chez moi avec Jacky, un ami d’origine béninoise. En regardant ses pieds, ma fille m’a dit : « Papa, je n’aime pas les noirs ! ». Cela m’a décidé à l’emmener au Kenya, pour trois semaines, rejoindre ma sœur qui travaillait en tant que membre de Médecins sans frontières. C’est ainsi que pour la première fois, Portraits/Autoportraits est sortie non seulement du XVIIIe arrondissement de Paris, mais aussi de l’Hexagone. Papiers noirs, crayons blancs, appareil photo : de retour à Paris, j’ai mélangé des dessins d’enfants masaïs avec des dessins d’enfants de Paris, et j’ai demandé à ma fille de me montrer où étaient les Noirs... Elle n’a pas pu répondre !

Enfants d’ici et de partout

À partir du moment où l’enfant est en confiance, il s’abandonne à son geste et la grâce apparaît. C’est bien plus aléatoire de mettre un comédien devant une caméra... Je me souviens de Busra, trois ans, d’origine turque, qui vivait en Allemagne. Au bout de vingt minutes, elle avait tracé un trait sur une vitre que j’avais installée devant elle. Certaine qu’elle ne dessinerait pas, une femme qui travaillait dans le même jardin d’enfants m’a proposé de faire un essai avec un autre petit... Mais Busra s’est lancée et s’est représentée dans un dessin qui rappelait un Soulages... Je me souviens aussi, en Birmanie, d’enfants de l’ethnie Karen qui avaient du mal à se représenter. Lorsque je les ai quittés, la terre était recouverte de bonshommes en tous genres. Comment oublier également ce petit garçon sourd et muet, au Niger qui a dessiné un avion sur ma feuille de papier noir ? Lorsque j’ai demandé à l’adulte qui l’accompagnait de me donner le prénom de l’enfant afin de l’inscrire au verso du dessin, il m’a répondu qu’il n’en avait pas... C’est une chose courante en Afrique de l’Ouest que de ne pas estimer nécessaire de nommer les enfants sourds-muets — quand, pis encore, on ne les appelle pas « korma », ce qui signifie « imbécile »... Cependant, comme j’étais accompagné d’une ONG, dont une des missions est de construire des écoles là où il n’y en a pas, cet enfant a depuis un prénom.
Je me rappelle aussi m’être aperçu, chez les Masaïs, que les filles étaient très peu scolarisées parce que lorsqu’elles ont huit ans, on les marie avec des adultes. J’ai alors imposé la parité dans ma démarche, qui a pris peu à peu une tout autre signification.
Voilà comment un modeste projet né dans une école maternelle parisienne a dépassé tout ce que j’aurais pu imaginer. Car même si cette démarche a permis de faire certains constats et sans doute donné des idées à d’autres, prétendre que j’ai fait cela avant tout pour les enfants et les adultes du monde entier serait démagogique. Sincèrement et égoïstement, cela me permet d’être plus en accord avec moi-même. Pour être en lien avec les autres, n’est-il pas mieux d’être déjà en lien avec soi-même ? En voulant passer un peu de temps près de ma fille pour la voir grandir, j’ai, grâce à elle, rencontré d’autres enfants, d’autres cultures, d’autres repères... Si je peux partager un peu cette expérience, tant mieux ! Parfois, grâce aux réseaux sociaux, un enfant me retrouve à l’autre bout du monde et m’envoie une photo que j’avais faite de lui il y a une dizaine d’années. J’avais juste ouvert « une porte » ou « une fenêtre ». Je suis heureux qu’il ne l’ait pas totalement refermée.

« De tous les voyages que j’ai faits, celui partagé avec un psy a sans doute été le plus beau... »

(Gilles Porte)